Le gouvernement fédéral pourrait difficilement prétendre pratiquer un fédéralisme d’ouverture s’il ne corrigeait pas le déséquilibre fiscal. Lors de la dernié€re campagne électorale, le Parti conservateur de Stephen Harper a promis d’apaiser l’insatisfaction ressentie par plusieurs citoyens aÌ€ l’endroit du systé€me fédéral. Or, depuis la réduction drastique des transferts aux provinces dans la dernié€re moitié des années 1990, l’écart entre les revenus et les responsabilités des gouvernements fédéral et provinciaux est devenu une source majeure de mécontentement aÌ€ travers le Canada. Pratiquer le fédéralisme d’ouverture exige donc une correction du déséquilibre fiscal.

L’ampleur de ce déséquilibre ne fait cependant pas consensus. Bien qu’il ait été l’objet de savants calculs, les résultats ne font pas l’unanimité, et la raison en est bien simple : si le calcul des revenus des gouvernements fédéral et provinciaux pose peu de problé€mes, l’évaluation du couÌ‚t de leurs responsabilités respectives constitue un défi. Car d’un gouvernement aÌ€ l’autre, les différences idéologiques se traduisent par des préférences distinctives en matié€re de dépenses publiques. Par exemple, les conservateurs pourraient opter pour des dépenses plus élevées que les libéraux dans le domaine de la défense. En conséquence, l’évaluation du couÌ‚t des responsabilités militaires du gouvernement fédéral pourrait varier, selon que l’évaluateur adopte une perspective conservatrice plutoÌ‚t que libérale.

Si un calcul précis du déséquilibre fiscal n’est pas possible, comment saurons-nous que celui-ci a été réglé? Les citoyens auront certes raison d’é‚tre méfiants lorsque Stephen Harper prétendra avoir corrigé ce déséquilibre, ce qui viendra assurément puisque sa réélection pourrait en dépendre. Comment pourrons-nous savoir qu’il a tenu promesse? Comment saurons-nous s’il pratique le fédéra- lisme d’ouverture qu’il a annoncé?

Ceux qui seront aÌ€ l’affuÌ‚t d’indices suggérant un ré€glement devront é‚tre attentifs aÌ€ ce que l’on dit des montants amputés aÌ€ la correction du déséquilibre fiscal. Une certaine déception des citoyens pourrait é‚tre justifiée si les premiers ministres provinciaux devaient exprimer leur insatisfaction aÌ€ l’endroit de ces montants. Il faut cependant garder aÌ€ l’esprit que les pre- miers ministres des provinces n’ont pas intéré‚t aÌ€ trop jubiler, puisqu’ils participent aÌ€ une négociation permanente avec le gouvernement fédéral sur le partage des ressources aÌ€ l’intérieur de la fédération. Une approbation trop enthousiaste pourrait é‚tre interprétée par le gouvernement fédéral comme une victoire des provinces aÌ€ ses dépens, ce qui pourrait l’indisposer pour les négociations aÌ€ venir.

Outre les sommes investies dans le ré€glement du déséquilibre fiscal, quelques « instruments » pourraient fournir des indices de ré€glement. Trois sont fréquemment évoqués pour fins de correction du déséquilibre fiscal : l’augmentation des transferts fédéraux vers les provinces, un nouveau mode de calcul de la péréquation et le transfert de points d’impoÌ‚t. L’analyse de ces moyens permet de s’éloigner des con- sidérations stratégiques propres aux négociations intergouvernementales.

L’augmentation des transferts fédéraux est sans doute l’instrument le moins susceptible de satisfaire les provinces, mé‚me si ces transferts sont inconditionnels, pour la simple et bonne raison que le gouvernement fédéral peut les réduire aÌ€ loisir (ou les augmenter) sans consulter les provinces. AÌ€ titre d’exemple, le gouvernement de Jean Chrétien a réduit les transferts de manié€re radicale et unilatérale aÌ€ partir de 1995. Entre 1995 et 1999, les provinces ont ainsi été privées de pré€s de 40 p. 100 des fonds provenant du gouvernement fédéral, d’ouÌ€ l’insistance de plusieurs d’entre elles pour un retour au seuil de 1994. Un gouvernement qui pratique le fédéralisme d’ouverture devrait rechercher un instrument pour régler le déséquilibre fiscal qui ne soit pas trop sensible aux conjonctures et aux changements de gouvernement. Peu fiables, les transferts fédéraux offrent, au mieux, un placebo aux provinces en manque urgent de revenus.

Plus que les transferts, la péréquation possé€de des qualités structurelles qui la rendent moins dépendante de la bonne volonté du gouvernement fédéral. Elle est un principe de redistri- bution interprovinciale des richesses qui a pour but de permettre aux provinces les plus pauvres d’offrir des services publics comparables aÌ€ ceux des provinces les plus riches aÌ€ des niveaux d’imposition semblables.

Depuis 1982, ce principe est inscrit dans la constitution canadienne, ce qui réduit la capacité du gouvernement fédéral aÌ€ décider unilatéralement de ses modalités, bien que celles-ci, en bout de course, relé€vent tout de mé‚me d’une politique fédérale. De plus, la péréquation, contrairement aux transferts, est toujours inconditionnelle. En principe, donc, elle est un instrument plus acceptable que les transferts pour résoudre le déséquilibre fiscal.

L’utilisation de ce moyen comporte néanmoins des difficultés. La péréquation a pour but d’équilibrer les ressources entre les provinces les plus riches et les provinces les plus pauvres et non pas de rééquilibrer les revenus des gouvernements fédéral et provinciaux en fonction de leurs responsabilités respectives.

La péréquation est une mesure redistributive inter- provinciale qui ne saurait offrir une solution égalitaire, du point de vue des provinces, au problé€me du déséquilibre fiscal. GraÌ‚ce aÌ€ ses ressources pétrolié€res, l’Alberta ne manque pas de moyens pour exercer ses responsabilités en éducation, en santé et en matié€re sociale. Une province pourrait certes suggérer qu’un changement aÌ€ la formule de péréquation qui augmenterait ses revenus, sans accroiÌ‚tre ceux de l’Alberta, irait dans le sens d’un ré€glement du problé€me. Cependant, une telle solution devrait é‚tre comprise comme relevant d’un déséquilibre fiscal interprovincial, dit horizontal, plutoÌ‚t que fédéral-provincial. Une redistribu- tion interprovinciale, par l’entremise d’une nouvelle formule de péréquation, ne changerait rien au fait que le gouvernement fédéral a trop de revenus, tel que l’illustrent les surplus budgétaires pléthoriques qu’il dégage depuis 1998.

Le déséquilibre fiscal est un problé€me qui se pose avec la mé‚me acuité dans toutes les provinces, dans la mesure ouÌ€ on le définit comme un écart entre les revenus et les responsabilités du gouvernement fédéral. Le problé€me du déséquilibre fiscal ne peut pas é‚tre réduit aÌ€ un enjeu de revenus pour des provinces en manque de ressources; il est aussi une question de principe touchant aÌ€ l’équilibre entre responsabilités constitutionnelles et revenus fiscaux. Dans la mesure ouÌ€ des provinces comme l’Alberta voient le déséquilibre fiscal sous cet angle, il est improbable que le gouvernement fédéral puisse les convaincre d’accepter une entente intergouvernementale sur une formule de péréquation que le Québec et d’autres provinces en qué‚te de revenus pourraient concevoir comme une solution au déséquilibre fiscal.

L’instrument le plus prometteur est donc le transfert de points d’impoÌ‚t du gouvernement fédéral vers les provinces. Celui-ci pourrait s’effectuer par le biais d’une entente entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux qui lierait la réduction d’un certain nombre de points de l’impoÌ‚t fédéral aÌ€ l’enjeu du déséquilibre fiscal et autoriserait donc une augmentation équivalente de points au niveau provincial.

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Certains politiciens fédéraux ont affirmé que les gouvernements provinciaux avaient eu tout le loisir de profiter des réductions de l’impoÌ‚t fédéral consenties au cours des dernié€res années pour augmenter leur propre taux d’imposition et ainsi amoindrir le déséquilibre fiscal. Au lieu de cela, affirment-ils, les provinces ont plutoÌ‚t choisi de réduire, elles aussi, leur taux d’imposition. Bien qu’exacte, cette affirmation est néanmoins incomplé€te en ce qu’elle ne tient pas compte des difficultés poli- tiques qui sont associées aÌ€ la hausse des impoÌ‚ts.

Dans un contexte ouÌ€ les baisses d’impoÌ‚t sont valorisées, un gouvernement qui augmente les impoÌ‚ts ne saurait éviter d’é‚tre blaÌ‚mé. Les baisses d’impoÌ‚t des dernié€res années ont été réalisées en misant, à tort ou à raison, sur leur effet bénéfique sur la croissance économique. Selon les partisans des baisses d’im- poÌ‚t, moins le citoyen paie d’impoÌ‚t, plus son revenu disponible est élevé. Et plus son revenu disponible est élevé, plus il épargne, investit et dépense, ce qui stimule la croissance économique. Si le gouvernement d’une province devait profiter des baisses d’impoÌ‚t du gouvernement fédéral pour accroiÌ‚tre le sien, ses citoyens l’accuseraient immédiate- ment de surseoir aux avantages économiques que la baisse d’impoÌ‚t fédéral confé€re au reste du Canada.

C’est pour éviter une telle situation qu’une entente est nécessaire. Celle-ci indiquerait clairement aux citoyens que la baisse de l’impoÌ‚t fédéral ne vise pas aÌ€ accroiÌ‚tre leur revenu disponible, mais aÌ€ réduire les revenus fédéraux au profit des revenus provinciaux. Dans le cadre d’une telle entente, les gouverne- ments provinciaux pourraient éviter les blaÌ‚mes qui accompagnent les hausses d’impoÌ‚t.

Le transfert de points d’impoÌ‚t aurait un effet structurel beaucoup plus durable qu’une augmentation des transferts en espé€ces ou une nouvelle formule de péréquation. Bien suÌ‚r, puisqu’il préserverait son pouvoir d’augmenter unilatéralement ses impoÌ‚ts, le gouvernement fédéral pourrait en tout temps, en théorie, recréer le déséquilibre que le transfert de points d’impoÌ‚t avait pour objet d’éliminer. En réalité, cependant, les diffi- cultés politiques qui viennent d’é‚tre évoquées l’en empé‚cheraient. Bref, une fois le transfert réalisé, il ne serait pas facile pour le gouvernement fédéral de recréer un déséquilibre fiscal. Cet instrument constituerait donc une solution durable au déséquilibre fiscal. Il serait aussi facilement acceptable par les provinces, dans la mesure ouÌ€ elles reconnaissent la disproportion des revenus du gouvernement fédéral par rapport aÌ€ ses responsabilités.

Si, toutefois, des gouvernements provinciaux devaient préférer des interventions fédérales dans leurs champs de compétence au transfert de points d’impoÌ‚t, un gouvernement qui pratique le fédéralisme d’ouverture devrait accepter une solution asymétrique. Au cours des années 1960, le gouvernement libéral de Lester B. Pearson avait accepté le principe selon lequel une province pouvait se retirer d’un programme fédéral dans un domaine de compétence provinciale en échange de points d’impoÌ‚t. Dans le contexte trudeauiste de la fin des années 1960, ce principe a été l’objet d’une vive opposition, puisqu’il autorisait l’inégalité, ou l’asymétrie, entre les provinces qui acceptaient les programmes fédéraux et celles qui mettaient en œuvre leurs propres programmes graÌ‚ce aÌ€ un transfert de points d’impoÌ‚t.

Seul le Québec s’était alors prévalu de cette prérogative, créant entre autres son propre régime de retraite, géré par la Caisse de dépoÌ‚t et placement. Cette asymétrie en faveur du Québec uniquement, aÌ€ laquelle cer- tains ont injustement accolé un risque de désintégration du pays, avait accentué encore l’opposition au principe du droit de retrait avec compensation, qui a été abandonné par la suite.

Si les praticiens du fédéralisme d’ouverture devraient avant tout insister sur l’importance pour les provinces d’exercer leurs responsabi- lités dans leurs champs de compétence, ils ne devraient pas hésiter non plus aÌ€ accepter un fédéralisme asymétrique lorsque des provinces insistent sur la mise en place d’un programme fédéral dans un de leurs champs de compétence.

En cette période prébudgétaire, les analystes politiques se prononcent abondamment sur le montant nécessaire pour corriger le déséquilibre fiscal et n’hésitent pas aÌ€ proposer des seuils en dessous desquels le ré€glement ne saurait é‚tre satisfaisant. Si on ne peut ignorer l’idée d’un seuil, le déterminer pose problé€me, puisque l’estimation du couÌ‚t des responsabilités gouvernementales dépend de préférences idéologiques ou partisanes. Les instruments sur lesquels reposera le ré€glement du déséquilibre fiscal sont beaucoup moins commentés par les analystes et pourtant ils présentent l’avantage non négligeable de ne pas é‚tre si empé‚trés dans ce type de considération. Il n’y a aucune raison de présumer que l’idéologie de l’un ou l’autre des partis politiques canadiens prédispose aÌ€ préférer un instrument plutoÌ‚t qu’un autre, en supposant bien suÌ‚r que ces partis reconnaissent le déséquilibre fiscal.

Suivant l’analyse que je viens de proposer, un gouvernement qui ferait reposer le ré€glement du déséquilibre fiscal sur un transfert de points d’impoÌ‚t fournirait aux citoyens une solide indication qu’il pratique le fédéralisme d’ouverture. Peut-é‚tre est-il irréaliste de croire que le ré€glement de ce problé€me puisse reposer sur un seul instrument, mais sans un recours important au transfert de points d’impoÌ‚t, l’insatisfaction aÌ€ l’endroit du systé€me fédéral pourrait ne pas s’estomper et ce, indépendamment du montant du ré€glement.

 

Éric Montpetit est professeur au département de science politique aÌ€ l’Université de Montréal. Cet article est en partie tiré de son nouveau livre Le fédéralisme d’ouverture : La recherche d’une légitimité canadienne au Québec qui vient tout juste de paraiÌ‚tre chez Septentrion.

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