Une élection générale se tiendra en Ontario le 10 octobre prochain. À première vue, l’élection portera sur le bilan du Parti libéral de Dalton McGuinty. Pour les partisans du gouvernement, ce bilan inclut des réinvestissements massifs en santé et en éducation, un plan vert qui protège plus de 730 000 hectares de terrain contre l’étalement urbain, l’atteinte de l’équilibre budgétaire et 7 milliards de dollars de nouveaux investissements dans le secteur de l’automobile. Pour ses détracteurs, à gauche comme à droite, le bilan du gouvernement McGuinty se résume plutôt à une série de promesses brisées.

La campagne risque également de porter sur un enjeu beaucoup plus important que le respect des promesses que contenait la plate-forme électorale libérale en 2003 : le déclin économique et politique de l’Ontario dans la fédération canadienne. La province souffre d’un malaise certain depuis les derniers mois. La capitale, Toronto, est aux prises avec une crise budgétaire et des problèmes de violence dans plusieurs quartiers. Le cœur industriel de la province, le « Golden Horseshoe », a perdu de nombreux emplois dans le secteur manufacturier à la suite de la forte croissance du dollar canadien. Au cours des dernières années, il n’était pas rare d’entendre des élus locaux, dans le nord-ouest de la province, proposer l’annexion de la région au Manitoba pour permettre à l’industrie forestière en déclin de profiter de coûts énergétiques plus avantageux.

La situation politique de l’Ontario ne semble guère plus reluisante. Longtemps perçu comme l’enfant sage ou encore, selon le point de vue de nombreux Québécois et Albertains, comme l’enfant gâté de la fédération canadienne, l’Ontario semble exclue du pouvoir au niveau fédéral et de plus en plus isolée lors des rencontres interprovinciales. Sous-représentée à la Chambre des communes, l’Ontario continue d’être le principal contributeur au programme de péréquation malgré sa situation économique précaire. La prochaine élection se déroulera donc avec comme toile de fond l’aliénation grandissante de la classe politique et de la population face au gouvernement fédéral et une certaine inquiétude quant à l’avenir de la province. De nombreux électeurs se demanderont si l’Ontario n’est pas engagée sur la route d’un inévitable déclin.

Longtemps perçu comme l’enfant sage ou encore, selon le point de vue de nombreux Québécois et Albertains, comme l’enfant gâté de la fédération canadienne, l’Ontario semble exclue du pouvoir au niveau fédéral et de plus en plus isolée lors des rencontres interprovinciales.

Le 10 octobre prochain, les citoyens ontariens seront également appelés à se prononcer par référendum sur la modification du système électoral. Une assemblée de citoyens nommée par le gouvernement McGuinty déposait en mai dernier un rapport proposant l’adoption d’un système de représentation proportionnelle mixte, système présentement utilisé en Allemagne et en Nouvelle-Zélande. La réforme proposée verrait le nombre de députés augmenter de 107 à 129. La majorité des députés (90) seront toujours élus pour représenter une circonscription électorale, alors que 39 membres seront élus à partir d’une liste établie par les partis politiques afin d’assurer une répartition plus proportionnelle des voix.

Le Parti vert et le NPD endossent le projet de réforme. Les caucus libéral et conservateur sont divisés quant aux mérites du système proposé, et le premier ministre refuse à ce jour de se prononcer sur le sujet. Il a néanmoins été fortement critiqué par les partisans du système proportionnel à cause des conditions imposées afin d’assurer le passage de la réforme. En effet, le nouveau système doit obtenir l’appui de 60 p. 100 de la population en plus d’une majorité des voix dans 64 des 107 circonscriptions électorales afin d’être adopté.

De récents sondages démontrent que la population ignore presque tout des rouages du système proposé. Les partisans du statu quo ont dénoncé l’augmentation du nombre d’élus et de la taille des circonscriptions, de même que la création de deux classes de députés. Les principaux quotidiens, dont le soi-disant progressiste Toronto Star, se sont pour la plupart montrés hostiles au système proportionnel. Tout comme cela s’est déjà produit en Colombie-Britannique en 2005, il est plus que probable que le statu quo prévaudra en Ontario. Il est cependant beaucoup plus difficile de faire des prédictions en ce qui concerne l’élection provinciale.

Élu en 2003 avec le slogan , « Choisissez le changement », le gouvernement libéral s’est rapidement démarqué du précédent régime conservateur. Alors que le premier mandat de Mike Harris avait été marqué par un nombre impressionnant de réformes majeures dans les domaines de la santé, de l’éducation, des affaires municipales et de la fiscalité, le gouvernement McGuinty est revenu à une gestion plus prudente et tempérée des affaires de la province. Fini le temps des manifestations violentes à Queen’s Park ou encore des grèves acrimonieuses de la fonction publique. Après la turbulence des années Harris, le plus grand accomplissement du gouvernement McGuinty aura sans doute  été de rétablir une certaine paix sociale dans la province.

La timidité des réformes du gouvernement libéral est tout de même surprenante. Lors de la campagne électorale de 2003, Dalton McGuinty semblait avoir pour principale mission d’importer au Canada la troisième voie associée aux travaillistes britanniques. Dans les domaines de l’éducation, des services de garde et du développement de l’enfant ainsi que de l’assistance sociale, le programme libéral avait librement emprunté certaines idées et politiques associées au parti de Tony Blair. À titre d’exemple, le Parti libéral proposait la mise en place d’un programme de développement de l’enfant baptisé Best Start, directement inspiré du programme britannique Sure Start. Tout comme Blair après Thatcher, McGuinty souhaitait revaloriser les services publics après les coupures imposées par le gouvernement Harris. Et comme les « nouveaux travaillistes », il proposait d’instaurer ces changements sans avoir recours à une augmentation du fardeau fiscal des contribuables. Au cours de la campagne électorale, le chef libéral signa d’ailleurs un document de la conservatrice Fédération des contribuables canadiens, s’engageant à ne pas hausser l’impôt des particuliers.

C’est le non-respect de cet engagement à la suite de l’introduction d’une nouvelle taxe sur le revenu des particuliers (la contribution-santé) qui demeure le fait marquant du mandat libéral. La contribution-santé a augmenté les revenus de la province d’environ 2,5 milliards de dollars annuellement, ce qui constitue une somme relativement minime compte tenu du fait que les baisses d’impôt adoptées par le précédent gouvernement ont réduit la capacité fiscale de l’Ontario d’environ 15 milliards de dollars. Cette hausse de l’impôt des particuliers a cependant été la première des nombreuses promesses que le gouvernement libéral n’a pas été en mesure de respecter. Parmi les promesses brisées ayant suscité le plus de mécontentement, notons le maintien des centrales électriques au charbon, le refus de rétablir le paiement de certaines thérapies pour les enfants autistes et l’absence de création de places de garderie.

Les libéraux ont tout de même réalisé des gains importants en ce qui concerne la réduction de la taille des salles de classe, un projet cher au premier ministre. Ils ont également réduit le temps d’attente pour de nombreuses procédures médicales. À la suite des coupures draconiennes dans l’aide sociale imposées par le précédent gouvernement, les libéraux ont augmenté, bien que fort modestement, les paiements aux plus démunis. Que ce soit à cause d’un manque de vision ou encore d’une grande prudence fiscale, le gouvernement semble tout de même avoir été incapable de développer des projets qui marquent l’imaginaire des électeurs. C’est pourquoi les partis d’opposition ont réussi à faire de la question des promesses brisées le principal fait marquant du mandat libéral.

Modéré et urbain, le leader conservateur John Tory apparaît comme un candidat idéal pour guider son parti vers la victoire. Il serait cependant imprudent de prédire la défaite des libéraux et l’élection d’un gouvernement conservateur. Tory doit faire face à deux obstacles de taille : le fantôme de Mike Harris et l’impopularité du gouvernement Harper en Ontario.

Malgré la popularité des baisses d’impôt de Mike Harris, le précédent gouvernement conservateur a laissé un goût amer dans la bouche de nombreux Ontariens. Les nombreuses grèves dans le secteur de l’éducation, le scandale de l’eau contaminée à Walkerton et les fusions municipales à Toronto et à Ottawa ont sérieusement érodé la confiance des électeurs envers le Parti conservateur. Le premier ministre McGuinty ne laisse d’ailleurs jamais passer une occasion de rappeler le piètre état des finances et des services publics à son arrivée au pouvoir. Il ne s’agit pas cependant d’un obstacle insurmontable. À quelques exceptions près, la plupart des figures de proue du gouvernement Harris ont quitté la vie politique ou encore, comme Tony Clement, Jim Flaherty et John Baird, ont joint le cabinet conservateur à Ottawa. De plus, Tory a su cultiver habilement l’image d’un politicien modéré, comme l’a fait l’ancien premier ministre Bill Davis, un politicien toujours respecté en Ontario.

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Le premier ministre McGuinty ne laisse d’ailleurs jamais passer une occasion de rappeler le piètre état des finances et des services publics à son arrivée au pouvoir.

La présence d’un gouvernement conservateur à Ottawa risque d’être un obstacle beaucoup plus important pour John Tory. Historiquement, les Ontariens ont tendance à élire des partis différents à Queen’s Park et à Ottawa. Dans la plupart des cas, cette « cohabitation » a été harmonieuse, par exemple entre Pierre Trudeau et Bill Davis, ou encore entre Brian Mulroney et David Peterson. Bien entendu, Mike Harris et Jean Chrétien avaient des relations plutôt tendues. La forte délégation ontarienne au sein du caucus libéral a cependant forcé le gouvernement Chrétien à porter une attention particulière à l’Ontario.
Tel n’est pas le cas pour le gouvernement Harper. Convaincu que la route vers un gouvernement majoritaire passe par le Québec, Harper est plutôt apparu indifférent face aux préoccupations de nombreux Ontariens, que ce soit par rapport à la question du contrôle des armes à feu, de l’environnement ou encore de la représentation de l’Ontario au sein de la Chambre des communes.

Dans certains cas, les conservateurs se sont montrés hostiles au gouvernement McGuinty, entre autres dans le dossier du déséquilibre fiscal ou encore de la formation de la main-d’œuvre. De plus, lors d’un passage dans la Ville reine, le premier ministre Harper est même allé jusqu’à prédire l’élection de John Tory, suscitant le mécontentement des libéraux provinciaux et des accusations d’ingérence dans les affaires de la province.

Une telle hostilité pourrait être bénéfique aux libéraux. L’habile stratégie de communication du gouvernement McGuinty lui a permis de rendre le gouvernement fédéral responsable d’un grand nombre des problèmes de l’Ontario. Utilisant le slogan « Standing up for Ontario », le gouvernement libéral a largement réussi à populariser la notion d’un déséquilibre fiscal de près de 23 milliards de dollars entre ce que les Ontariens paient en impôt fédéral et la valeur des services qu’ils reçoivent. Le gouvernement ontarien a également blâmé le gouvernement Harper pour l’échec de sa politique de la petite enfance, pour certains conflits avec les populations autochtones et pour l’état des finances publiques de la province.

Il reste à savoir si une stratégie électorale basée sur la défense des intérêts de la province face au gouvernement fédéral peut s’avérer victorieuse. Canadiens d’abord et avant tout, les Ontariens se sont rarement montrés friands de la confrontation dans les relations intergouvernementales. Mais il est vrai que, au cours des dernières années, la province et ses habitants ont démontré des signes de frustration par rapport au fonctionnement de la fédération.

Lors des négociations sur le déséquilibre fiscal, l’Ontario est apparue isolée, en particulier de son voisin québécois. Si Mike Harris et Lucien Bouchard avaient su développer des relations amicales malgré leurs options politiques différentes, tel ne fut pas le cas entre Dalton McGuinty et Jean Charest. Et bien qu’un gouvernement Tory puisse sembler plus susceptible de coopérer avec Ottawa et Québec, la réalité économique de l’Ontario est telle qu’il est peu probable de voir un gouvernement provincial conservateur changer radicalement les demandes de la province en matière de relations intergouvernementales.

En effet, 140 000 emplois dans le secteur manufacturier ont été perdus au cours des dernières années. La situation économique de la province est telle que l’écart historique entre les taux de chômage du Québec et de l’Ontario a presque disparu. Alors que le taux de chômage du Québec à la fin des années 1970 était presque le double de celui de l’Ontario (soit 6 p. 100 en

Ontario et 11 p. 100 au Québec), les dernières données de Statistique Canada montre un écart de seulement 0,4 p. 100 (soit 6,5 p. 100 en Ontario et 6,9 p. 100 au Québec). Selon la même enquête, le taux de chômage dans la région métropolitaine montréalaise est en fait plus bas que celui de la région torontoise.

« It’s the economy, stupid », le slogan démocrate lors de l’élection présidentielle américaine en 1992, pourrait être le thème principal de l’élection ontarienne. Selon certaines études récentes, l’Ontario est appelée à devenir une province bénéficiaire du programme de péréquation après en avoir été le principal contributeur depuis sa création. Dans cette perspective, il semble de plus en plus difficile de justifier pour de nombreux Ontariens le système de péréquation actuel quand certaines provinces, comme Terre-Neuve-et-Labrador, possèdent une capacité fiscale plus grande que celle de l’Ontario, ou encore quand le gouvernement Charest utilise les nouvelles sommes investies dans le programme pour diminuer l’impôt des particuliers.

La décision de la Banque du Canada d’augmenter les taux d’intérêt afin de contrer l’inflation qui sévit en Alberta, une mesure qui risque de s’avérer nuisible à l’industrie manufacturière de l’Ontario, a renforcé le sentiment d’aliénation par rapport aux institutions politiques fédérales.

Mais bien que le traitement soidisant privilégié du Québec par les conservateurs ait créé un certain mécontentement en Ontario, il y a dans la présente situation économique le potentiel pour une alliance nouvelle entre les deux provinces. L’approche « laisser-faire » du gouvernement Harper en matière de développement industriel se situe en porte-à-faux par rapport aux intérêts et aux traditions des deux provinces, où l’État est intervenu pour assurer le développement de l’industrie automobile (en Ontario) ou l’industrie aéronautique (au Québec). Qu’importent leurs différences quant au fonctionnement de la fédération, les deux provinces ont intérêt à développer une stratégie commune afin de protéger leur secteur manufacturier respectif.

Au bout du compte, les Ontariens seront appelés à choisir un parti et un leader qui aura la lourde tâche de redresser la situation économique et de renégocier la place de la province dans la fédération canadienne. Peu importe le résultat de l’élection, « l’affirmationnisme » croissant de l’Ontario risque de se poursuivre. Il est bien fini le temps où l’on pouvait toujours compter sur la province pour agir en fonction de l’intérêt « national ».

Luc Turgeon
Luc Turgeon est professeur agrégé à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa.

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