La singularité d’un chef ne tient pas à ses caractéristiques individuelles, c’est un effet de système.

Jean-Pierre Dupuy

Il n’est pas exagéré de dire que le Parti libéral du Canada (PLC) donne des signes d’implosion. Nombre de commentateurs, prisonniers d’une notion de leadership assez primaire, ont déjà signé éditoriaux et chroniques analysant ce phénomène comme un effet d’écho du leadership gravement déficient de Stéphane Dion.

Il faut dire que cette explication un peu courte est alléchante : le chef du PLC attire chaque semaine ou presque l’attention sur le fait qu’il est une sorte d’homme de Buridan. Mais c’est bien mal comprendre le leadership que d’en rester à cette mise en examen du mouton de Panurge en chef. Le leadership connote une nébuleuse qui fait référence à une dynamique, à un ensemble d’activités orientées vers un changement, une transformation, un accomplissement.

Dans la littérature populaire sur le leadership, vastement disponible dans les aéroports, il y a fixation sur le mélange de clairvoyance et d’influence d’un individu, et obsession à découvrir les qualités supérieures et les compétences essentielles que cet individu (baptisé charismatique) censément transporte d’une situation à l’autre. Ces traits seraient susceptibles d’entraîner l’accord inconditionnel des suiveurs — comme les rats et les enfants emboîtent le pas au joueur de flûte dans le conte des frères Grimm. Cette analyse par le charisme est à la hauteur de ce qu’accomplissait la biologie quand elle classifiait encore les animaux selon le nombre de pattes, ou la chimie quand elle expliquait la combustion par l’existence dans les corps d’une substance inflammable — le phlogistique.

Le leadership est un phénomène plus complexe qu’on doit plutôt déconstruire en trois temps : l’émergence de l’attracteur ou du point focal, le processus par lequel se fait le ralliement autour du point focal, et la capacité pour le point focal d’engendrer coordination, résilience, innovation, dépassement et accomplissement. C’est la conjonction de ces trois mécanismes qui construit le succès ou l’échec.

À la première question, on peut répondre que le point focal, le plus souvent, n’est pas personnalisé. Dans le cas d’un marché libre, le système de prix devient le régime focal ; dans la panique, c’est le mouvement de foule qui devient le repère-guide.

Il n’y a pas de méthode simple pour agréger les préférences individuelles en des préférences collectives cohérentes.

Dans des situations plus complexes, l’émergence du régime ou de l’équipe de gouvernance est le résultat d’une démarche périlleuse. Il n’y a pas de méthode simple pour agréger les préférences individuelles en des préférences collectives cohérentes. Dans l’idéal, il se peut qu’un régime de gouvernance émerge qui réponde bien à la fringale de sens des membres, mais il est tout aussi probable que ce qui émerge soit un régime focal qui n’y corresponde en rien. Ce qui a amené Stéphane Dion à devenir chef n’avait rien d’un processus rationnel : une reprise de la diffusion du spectacle présenté à la télévision convaincra le plus sceptique. Il a pu être élu strictement parce que les deux candidats favoris ont été bêtement incapables de faire une trêve qui aurait permis à l’un ou l’autre de l’emporter facilement.

À la seconde question, on peut répondre que le ralliement se fait autour d’un régime de gouvernance par contagion comme les lubies, les modes et les épidémies, c’est-à-dire par des canaux en bonne partie émotionnels : cela « s’attrape » ou non ! C’est ce qu’expliquent Antonio Damasio dans Descartes’ Error et Drew Westen dans The Political Brain.

Dans le meilleur des cas, quand le contexte est relativement stable, le ralliement se fait par la réputation, la persuasion, un certain bouche-à-oreille intelligent. Mais, même dans ces cas-là, il en émerge souvent des régimes surprenants, et des coups de cœur ou des mouvements d’humeur, ou de rejet, étonnants et souvent malaisément compréhensibles.

Quand le contexte est turbulent ou hyperturbulent, le désordre ambiant est tel que la notion même de repère signifiant devient confuse. C’est exactement ce qu’on a constaté dans la suite de l’élection du chef du PLC : pas de ralliement, mais plutôt tergiversations et confusion, une structure de gouvernance sans repères et diffractée. À la source de ce désarroi se trouve un grand déficit émotionnel : le nouveau chef a satisfait peut-être les attentes de certains citoyens cartésiens (compétence, sérieux) mais n’a pas éveillé le moindre sentiment (sauf peut-être un certain malaise) chez le citoyen émotionnel. Or le ralliement passe par l’émotion. Le régime de gouvernance nécessaire pour qu’un parti puisse jouer son rôle ne s’est donc pas cristallisé autour du nouveau chef.

À la troisième question, on doit répondre que c’est seulement une fois en place, et au gré des circonstances, qu’on découvre si le régime de gouverne sera performant ou non. Pour réussir, le régime de gouvernance doit communiquer par ses multiples voix un message qui donne sens à la situation. Mais il doit surtout avoir une grande capacité d’adaptation — un mélange de capacité à débroussailler le contexte et à imaginer des moyens d’assurer la résilience de l’organisation.

Cette fonction d’articulation n’émerge pas des propriétés d’un régime de gouvernance (qui seraient utilisables dans n’importe quelle situation, et donc transportables d’une situation à l’autre), mais des capacités de ce régime qui ne se révèlent qu’in situ, dans un contexte précis. C’est la vague qui va déterminer si le régime de gouvernance, tel un surfeur, a les capacités requises.

Or, il n’est pas déraisonnable de dire que le régime bancal en place au PLC a été incapable d’articuler un message clair et de convaincre qui que ce soit qu’il était en mesure d’en articuler un. Comme l’homme-foule, dans la pièce Christophe Colomb de Michel de Ghelderode, il n’en sort qu’une cacophonie de désaccords, de contradictions, de fulminations et d’éructations.

Il faut explorer ces trois sources du leadership (émergence, ralliement, coordination efficace) pour comprendre les blocages qui sont en train de faire imploser le PLC.

Une première portion du problème vient évidemment de ce chef accidentel et imprévu qui incarne le dogmatisme de Pierre Trudeau, la maladresse de Joe Clark et les vocalises de Preston Manning. Le PLC était en pleine confusion lors de la course à la chefferie. L’affaire des commandites et le cirque Gomery, conjugués avec un déni complet à l’intérieur du PLC de la nécessité de reconstruire et de repenser le parti, ont fait que les militants se sont cherché un sauveur, une sorte de Moïse qui les ramènerait à la Terre promise.

Les deux stars que le PLC a réussi à intéresser (Ignatieff et Rae) faisaient rêver à la possibilité de sortir sans douleur de l’ornière, sans avoir à changer quoi que ce soit. Tous deux proposaient des variantes d’un régime de gouverne en continuité avec l’ancien ” avec de faibles ascendants un peu plus trudeauesques ou pearsoniens, selon le cas ” mais pas très différentes l’une de l’autre.

L’émergence de Stéphane Dion a brouillé le jeu. Est arrivé à la direction un croisé, porteur de quelques images saintes comme Kyoto et l’exorcisme du souverainisme au Québec. Quand les dogmes ont commencé à fleurir sur ces questions, que la situation financière s’est corsée et qu’il est apparu qu’il n’y avait aucune cohérence dans le régime de gouverne proposé par le PLC, le parti s’est retrouvé dans une bien petite tente sans régime de gouvernance avéré et sans programme rassembleur.

L’émergence de Stéphane Dion a brouillé le jeu.

Une seconde portion du problème est venue justement du manque de ralliement. L’importance du déficit émotionnel commandait qu’on y réponde par un surplus de logistique. Mais le clan Dion a vécu dans l’euphorie de sa victoire et est resté en déni par rapport à la nécessité de compenser pour le déficit émotionnel. Quant aux adversaires, ils ont bien vu l’ampleur des dégâts mais n’ont rien fait (sauf du bout des lèvres et dans les photos officielles) pour aider au processus de ralliement. En fait, ils ont permis à tout un chacun dans leurs clans respectifs de ne se solidariser qu’en partie.

Cela s’est traduit par des dérapages importants sur deux terrains : d’abord le désespoir, avec lequel on a fait flèche de tout bois et tiraillé tous azimuts au PLC, et, ensuite, la tentative de trafiquer un régime de gouverne fumeux ancré dans un antiaméricanisme primaire, les attaques personnelles et l’appel aux « valeurs canadiennes ».

Le PLC a répondu avec bruits et furies à tous les événements sans distinction, guidé seulement par des opportunismes électoralistes qui prenaient des saveurs diverses selon les humeurs. On s’attaque à tout ce qui bouge, on accuse le premier ministre d’être une pâle copie de Bush — cela évite d’avoir à expliquer quoi que ce soit ” et on déclare la fraternité du PLC avec tout mouvement qui semble être la saveur du jour pour un certain « peuple », par exemple en s’associant ouvertement au Hezbollah.

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Plus inquiétant, le PLC verse dans la pensée évasive. Au lieu d’échapper aux fondamentalismes de son chef, il en remet et s’accroche à un discours ancré dans les valeurs — qu’il déclare « canadiennes » et consubstantielles au PLC. Ceux qui parlent au PLC (souvent des acteurs chargés de rôles de soutien, car plusieurs, et des meilleurs, se taisent stratégiquement) ont l’air de reprendre verbatim le discours qui a aidé à gagner des élections dans les années 1970 (égalitarisme délirant qui élève l’envie au rang de vertu nationale, antiaméricanisme larvé, rectitude politique tous azimuts, etc.).

Alors qu’il faut du concret et un discours susceptible de rejoindre le citoyen émotionnel, on bascule cul par-dessus tête dans l’abstrait. Dans un pays pluriel comme le Canada, les citoyens ont des valeurs différentes. Ce qui fait la grandeur du pays, c’est sa capacité à accueillir et à harmoniser ces différences. À quoi peut bien rimer la célébration de valeurs communes inventées dans lesquelles personne ne se reconnaît ?

Si ce discours abstrus a pu paraître dionesque à certains, il s’agit en fait du discours d’un PLC devenu tour de Babel : l’homme-foule de Ghelderode (mais plus mal engueulé) prend le haut du pavé. On ne saurait attribuer cette glissade à Stéphane Dion seulement.

Une dernière portion du problème est venue de l’incapacité du PLC à proposer un régime de gouvernance de rechange qui promette un dynamisme créateur, qui permette de penser autrement, de recadrer, de redéfinir non seulement les moyens, mais aussi les fins du régime de gouvernance du pays, d’aller chercher le citoyen émotionnel. On a donné l’impression d’un parti-girouette, capable des gymnastiques intellectuelles les plus tordues pour éviter de voir qu’on tourne en rond et qu’on n’a rien à offrir.

Et quand (comme dans un film mal doublé) le synchronisme entre les paroles et les actes s’effrite, qu’on se contente de fulminer contre tout ce que fait le gouvernement, mais sans jamais oser le défaire, notre crédibilité en prend pour son rhume. Tout ce qui semble sourdre des performances polyphoniques des divers ténors (grands et petits) du PLC est une vague célébration du statocentrisme et de la centralisation, dans un monde qui remet justement ces deux principes en question.

Quand on cherche à comprendre la logique de base du régime de gouvernance du PLC, on a l’impression d’être plongé dans un vieux texte de Borges qui propose une classification des animaux (qu’il prétend avoir découverte dans une vieille encyclopédie chinoise) : « ceux qui appartiennent à l’empereur, les embaumés, ceux qui sont entrainés, les porcs sevrés, les sirènes, les fabuleux, les chiens errants, ceux qui sont inclus dans la présente classification, ceux qui tremblent comme s’ils étaient en colère, les innombrables, celles qui sont tirées d’un fin pinceau de poil de chameau, d’autres, ceux qui viennent de casser un vase de fleurs et celles qui, de loin, ressemblent à des mouches. »

Pas moyen de découvrir une logique cohérente quelconque derrière une telle classification. Or, c’est la même sorte de bric-à-brac qui confronte l’observateur quand il tente de déchiffrer ce que le PLC essaie de nous dire.

Honnêtement, peut-on tenir uniquement Stéphane Dion responsable de ces discours kafkaïens ?

Laquelle de ces trois familles de causes  — le chef accidentel, le phénomène de rejet de cette greffe (en partie encouragé par ses adversaires) et l’éparpillement et l’incohérence du régime de gouvernance de rechange proposé — doit porter l’odieux de l’implosion appréhendée ? Les trois, évidemment.

L’arrogance intellectuelle et le dogmatisme de Dion dans des dossiers aussi complexes que le droit à la sécession ou le déséquilibre fiscal ont consolidé l’image d’un idéologue et d’un intégriste. C’est le même esprit qui a transparu dans le dossier de Kyoto — un dossier dans lequel l’ancien gouvernement a signé n’importe quoi pour la galerie sans aucune intention d’honorer ses engagements, pour ensuite, dans l’opposition, se présenter comme le seul défenseur intègre de l’environnement.

L’arrogance intellectuelle et le dogmatisme de Dion dans des dossiers aussi complexes que le droit à la sécession ou le déséquilibre fiscal ont consolidé l’image d’un idéologue et d’un intégriste.

Chef accidentel du PLC, Stéphane Dion a fait preuve d’une incapacité à combler le déficit émotionnel par un effort logistique équipollent. Mais cet échec tient peut-être moins à la nervosité suscitée par son intégrisme qu’au travail corrosif des cliques qui avaient supporté ses adversaires et qui ont continué de lui être passivement déloyales. Un individu moins naïf aurait peut-être su imposer son dominium, mais on ne lui a jamais prêté l’autorité morale nécessaire pour le faire. Sa responsabilité personnelle ne doit donc pas être exagérée.

Cette zizanie interne, les difficultés financières du parti, la tiédeur des « party bosses » et la peur d’une élection qui pourrait le condamner à une descente aux enfers ont paralysé toute action d’éclat du PLC. L’impression d’indécision congénitale a sapé la crédibilité d’un chef qui, avec courage (il faut le dire), a officiellement pris sur lui la responsabilité de ces décisions d’accommodement avec le gouvernement conservateur, alors qu’il s’agissait évidemment de décisions de survie auxquelles le gros des troupes était associé.

Mais ce qui fondamentalement est en train de faire que le PLC sombre, c’est son vide de philosophie politique, le caractère caduc de son éventail de principes et la permission que le PLC a donnée à certaines de ses factions de se journal-de-Montréaliser. C’est un peu comme si le PLC ne pouvait plus se survivre à lui-même et se faire pardonner son vide politique que par la diffamation et par l’obstructionnisme de la piétaille, pendant que l’aristocratie du parti se tient en réserve pour servir le pays, plus tard, quand le peuple aura enfin compris que le PLC est le seul parti légitime, et qu’on l’aura ramené au pouvoir.

Entretemps, le PLC fait l’expérience d’un équilibre conflictuel dans lequel chaque groupe sait qu’il ne peut débarrasser le système de ses adversaires (ni de ses partenaires), qu’il va devoir composer et collaborer avec eux, mais reconnaît en même temps qu’il n’est pas encore prêt à le faire. C’est le pat. Encore une fois, il est déraisonnable d’accuser exclusivement le chef de cet état de fait.

Cette situation peut-elle être résolue de l’intérieur ou le dommage est-il irréversible ?

D’abord, la situation n’est pas aussi agonistique qu’il y paraît. La fragilité du gouvernement en place est garante d’une certaine rationalité politique. En effet, malgré les tensions qui déchirent le PLC, le gouvernement conservateur n’a pas réussi à le marginaliser. Voilà qui fait que le PLC peut encore rêver (avec plus ou moins de réalisme) que le pouvoir reste à portée de la main. C’est suffisant pour assurer une certaine discipline minimale, mais insuffisant pour assurer une loyauté du « tous pour un, un pour tous ».

Pour l’aile pensante du PLC — celle qui s’est rendu compte depuis quelques années de la nécessité d’un repositionnement, qui vit malaisément à la fois la dégradation du discours du parti, la défection d’un certain nombre de libéraux influents et d’agents de changement, et le silence de nombreuses voix qui pourraient articuler effectivement ces nouvelles directions —, la métamorphose du PLC prendra du temps, et la solution élégante demeure, au mieux, l’élection d’un autre gouvernement minoritaire conservateur mais renforcé, et, au pire, une défaite claire et nette.

Voilà une déconvenue qui entraînerait, de manière incontestable, une désaffection accrue pour le PLC, qui mettrait au centre la césure émotionnelle profonde du PLC avec son « public » et qui signalerait la nécessité d’une révolution dans les esprits. Ce serait aussi le signal que Stéphane Dion doit partir.

Le danger le plus grand, cependant, est de faire de Stéphane Dion le bouc émissaire — de ne pas comprendre qu’il est plutôt le symptôme que la cause de la crise du PLC — et de s’en débarrasser sans mettre en place les mécanismes permettant au parti de se réinventer. C’est pourtant la solution de facilité qui est la plus tentante pour ceux qui croient que le PLC n’a pas besoin de radoubs.

Quant à dire ce à quoi pourrait ressembler un PLC réinventé, et qui serait capable de piloter une telle transformation, trois mots suffisent : expérimentalisme, éclectisme, jeunesse. C’est le message des démocraties qui se sont réinventées et des partis politiques qui ont réussi à se refaire. Au centre de cette renaissance est ce que José Ortega y Gasset, dans The Modern Theme, appelait la « génération » : cette communauté d’esprit fondamentale que l’on occulte trop souvent.

Qui aura la témérité au Canada de demander à nos Jacques Attali de proposer 300 idées pour changer le Canada (comme on l’a fait en France, avec pour résultat le rapport de la Commission pour la libération de la croissance française en 2008) ? Qui aura le courage de dire haut et fort qu’il faut célébrer l’éclectisme des moyens et se débarrasser des prisons mentales (héritées des idéologies éculées du XXe siècle) qui empêchent de prendre tous les moyens nécessaires pour que ce changement s’accomplisse ? Qui aura la lucidité de dire qu’il sera nécessaire de renouveler la garde, de la rajeunir, de changer de génération au PLC si l’on veut échapper à ces prisons mentales ?

Gilles Paquet
Gilles Paquet is professor emeritus at the Telfer School of Management and senior research fellow at the Centre on Governance at the University of Ottawa.

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